Témoignages
Amine Durant une permanence avec un psychologue de proximité, une bénéficiaire m’a confié durant toute la séance ses difficultés rencontrées avec un centre d’e-learning. Sa difficulté la hantait : le fait de ne pas pouvoir avoir accès à un responsable de centre d’e-learning l’angoissait profondément. Cette difficulté a accentué sa précarité. Elle participait de moins en moins à nos activités. Elle passait donc d’une exclusion sociale à un début d’auto-exclusion dû à une non-assistance.
Cédric Il y a une sélection des humains entre eux. J’étais à la rue, je devais vraiment trouver du taf. Le restaurant KFC m’a proposé un poste comme intérimaire, mais présenté comme un CDI adapté. Les commandes, on faisait tout ça par ordis. Moi ça allait parce que quand tout est cadré ça me convient bien. Mais beaucoup de mes collègues ne savaient pas trop bien comment faire, du coup on discutait entre nous tout le temps pour trouver les bonnes touches. Y en a plein qui se sont fait virer parce qu’ils y arrivaient pas. J’ai vite compris que j’étais le seul employé, tous les autres étaient des étudiants. Cinquième semaine ils m’ont pas envoyé d’horaire. Ils m’ont tej. Être un bon employé ça suffit pas, faut la rentabilité de l’entreprise. Ils auraient dû me dire cash : c’est pour 2 semaines, après on te jettera. J’aurais pu retomber sur mes pieds. On te dit « On aura besoin de toi, donne-toi. » Et toi comme un con tu le fais. Puis on te vire comme ça, sans même te le dire. J’ai appelé la centrale, ils m’ont passé quelqu’un d’autre. Ils savaient que j’étais viré, mais ils me refilaient au téléphone. Le numérique nous a rendus nous-mêmes numériques, et ça, c’est répugnant.
Roger Le numérique est utilisé pour décourager dans les démarches, Par exemple quand on n’a pas de réponse à un courriel. Ou parfois on ne nous donne pas la possibilité de répondre à un courriel.
Célestine J’ai pris rendez-vous avec un médecin. Le jour du rendez-vous arrive et on me prévient que la séance ne se passera pas chez le médecin, mais par zoom. J’étais fâchée : comment on se permet de changer sans prévenir ? J’ai pris un rendez-vous en vrai, je n’ai pas demandé de visio ! Mon médecin m’appelle. Et là notre échange me pose vraiment question. Les médecins sont des gens qui ont déjà beaucoup de pouvoir et ce n’est pas facile de prendre du recul sur ce qu’ils disent. Mais là en plus par écran interposé, je sens… que je ne le sens pas. C’est comme si on m’a enlevé mon feeling, mon pouvoir de le juger et de lui faire sentir ma présence, mes limites.
Sarra Il y a un clair impact du numérique sur la santé mentale de notre public : stress, frustration, frein à l’accès à leurs droits, notamment l’aspect financier. Ça commence par un revenu bloqué. Puis c’est l’engrenage : loyer, nourriture… Pour moi c’est être H24 au téléphone. Nous-mêmes on est démuni, on peut essayer par téléphone ou par mail, mais on peut plus aller sur place.
Leïla Le contact humain qu’on avait avant me manque. En parlant à quelqu’un, on sait si on est entendu. On a une garantie. Ça rassure. À distance, on ne peut pas sentir si avec la personne c’est bon ou pas bon. Même au téléphone on se demande : est-ce que sa tête est avec moi ? Est-ce qu’elle a entendu ? Est-ce qu’elle m’a prise au sérieux ?
Art. 8.4
Tout employé·e/étudiant·e/patient·e/client·e a le droit d’exiger de rencontrer en face-à-face un·e responsable sur un lieu physique.
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pour freiner la déresponsabilisation que permet le numérique en communiquant uniquement en distanciel ou par mail.
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pour limiter l’abus de pouvoir.
Commentaires
Je voulais ajouter un petit truc, je n’ai pas suivi tous les débats. Mais je me demande un truc. La mondialisation et la libéralisation des capitaux ont fait que les politiques n’ont plus le pouvoir qu’ils avaient avant. Et ils peuvent mettre leur responsabilité sur d’autres qui sont cachés dans la finance. Je me demande si le numérique aussi, du fait que c’est codé à l’extérieur par des sociétés informatiques et que le responsable, par exemple le directeur de la banque, ne sait peut-être pas lui-même comment on a codé les applications que la banque utilise — je me demande si le numérique en général ne déresponsabilise pas les « responsables ». Il faut le garder en tête.
Cette question est centrale avec les algorithmes et l’intelligence artificielle : à qui est-ce la faute quand il y a des biais, de la discrimination ? Aux informaticiens ? Il est clair qu’on n’enseigne pas aux informaticiens une vision politique de leur métier. Ils sont très peu sensibilisés au fait que les algorithmes qu’ils vont créer vont influencer le monde. Est-ce que les informaticiens devraient être plus impliqués ? Il faut aussi savoir qu’il y a plein de personnes qui bossent sur un algorithme, avoir une vision d’ensemble n’est pas si facile. Et les entreprises aiment aussi bien se cacher derrière les algorithmes quand elles sont accusées de biais : en disant qu’elles ne comprennent pas et que c’est la faute des informaticiens. Le fait qu’on ne sait pas sur qui mettre la faute est un des outils qu’utilisent ces entreprises pour faire ce qu’elles veulent.